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[Entretien] À propos de Janis Joplin, entretien de Véronique Bergen avec Emmanuèle Jawad (2/2)

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Suite à la chronique de Fabrice Thumerel sur Janis Joplin, voix noire sur fond blanc, voici l’entretien passionnant que Véronique Bergen a bien voulu accorder à Emmanuèle Jawad pour Libr-critique – et nous la remercions chaleureusement. Emmanuèle Jawad : Janis Joplin est ton quatrième livre publié aux Editions Al Dante après Edie. La danse d’Icare (2013), Marilyn. Naissance année 0 (2014) et Le Cri de la poupée (2015). Un autre livre Gang blues ecchymoses sur des photographies de Sadie von Paris est prévu. Le choix thématique s’est opéré sur un personnage féminin comme dans les précédents livres, d’une icône également. Comment précisément ce choix d’un livre sur Janis Joplin s’est-il effectué et s’insère-t-il dans ton parcours d’écriture ? Véronique Bergen : Mon élection d’un personnage vient de très loin. Certains personnages me fascinent, m’accompagnent depuis l’adolescence, d’autres surgissent au fil des années. Choc en miroir, phénomène d’échos entre eux et moi, appel, envoûtement. Ils frappent à ma porte comme si leur existence appelait leur mise en mots, en voix. Le mouvement de genèse est composite. La présence du personnage me taraude selon des coordonnées qui lui sont propres (Edie Sedgwick, Marilyn, Unica Zürn, Janis Joplin en ce qui concerne mes fictions publiées par Laurent Cauwet chez Al Dante, mais aussi Kaspar Hauser, Ulrike Meinhof, Louis II de Bavière…), je lui donne un abri langagier, je plonge dans un travail d’archivage. À partir de cette collecte de documents déjà orientée par la mise en forme que je vois se dessiner, je greffe ma création, mes inventions, j’opère une ventriloquie de l’époque à laquelle appartient le personnage, j’injecte des questions métaphysiques, des blocs de sensations, des rugissements poétiques, la sève d’une langue qui cherche de nouveaux espaces. Le personnage que je choisis est souvent féminin, mais pas exclusivement, parfois une icône, une anti-icône, mais ce n’est guère un parti pris. Je ne choisis pas ceux et celles qui me raptent. Un souci de leur rendre justice me poursuit, me guide. Dans mon parcours d’écriture, je pense que je vais bifurquer vers d’autres modalités de création fictionnelle. Ne plus faire fond sur un personnage donnant lieu à ce qu’on appelle la biofiction (même si je ne me reconnais pas dans cette dénomination ; toute création faisant éclater les catégories, subvertissant les genres, les codes de l’écrire). Dans mes deux dernières fictions inédites, une autre forme s’est imposée, qui ne congédie pas entièrement l’appui sur des êtres ayant existé mais le porte à ébullition sous d’autres guises. Cela se fera viscéralement, sans passer par une réflexion théorique dictant la modalité de l’écriture, laquelle réflexion édulcorerait le sentiment d’urgence, le largage des amarres. Emmanuèle Jawad : La contre-culture est très présente dans tes livres. Dans Janis Joplin : « Et si je n’avais pas envie de quitter les sixties, de vivre dans une décennie qui enterra tout ce que les années soixante ont expérimenté ? La contre-culture commence à rentrer dans le rang (…) ». Peut-on dire que ton livre s’apparente autant à un texte sur une période historique – les années 60 – que sur un personnage, Janis Joplin ? Certains énoncés semblent relever quasi du documentaire, bien qu’il s’agisse d’une fiction. Quelle documentation est-elle nécessaire en amont de l’écriture ? Quels rapports fiction/ document ? Véronique Bergen : Le questionnement de l’époque, ici en l’occurrence les Sixties, m’importe autant que la focalisation sur Janis. Comme Deleuze parle, en art, d’une conversion des perceptions (vécues, intimes) en percepts (impersonnels, non humains), des affections en affects, le personnage de Janis Joplin que je construis excède le référent « Janis » résumé par un ensemble de paramètres identitaires. La construction du personnage implique son devenir impersonnel au sens d’extra-personnel, l’érosion de la division entre agencement privé et agencement public, entre flux de désirs individuels et flux de désirs collectifs. Chez Proust, les personnages sont pris dans des paysages, dans une nébuleuse nominale, un fond géographique dont ils se décollent peu, bien qu’ils soient sondés dans les plis d’une psychologie aiguisée. C’est ce que Julien Gracq relève magnifiquement dans Proust considéré comme terminus en parlant de l’art proustien du bas-relief : « frappé que je suis, que j’ai toujours été, de l’écart minimum de densité et de relief qui sépare les personnages de son livre de la masse foisonnante vivante dont le livre est fait, et dont ils émergent tout juste. Ils sont comme des bas-reliefs de faible saillie, pris dans l’épaisseur, et qui se détacheraient à peine, non d’une paroi lisse, mais d’un grouillement déjà animé, comme celui des murs des temples hindous ». Merveille de la phrase gracquienne et de ses visions inouïes qui percent les couches cachées, captent le souffle de la création littéraire… Exhumer Janis Joplin, sa formidable soif de vie, c’est exhumer les mouvements de contestation des Sixties, de libération sexuelle, socio-politique, esthétique, l’aventure du Flower Power, la sécession par rapport au système, le refus du consumérisme, le grand élan d’optimisme, le pari pour un autre vivre ensemble lancé par les hippies. S’est imposée à moi la nécessité d’établir, de réfléchir à un jeu de contrastes entre les promesses de liberté des Sixties et les nouvelles formes du biopouvoir mondial actuel, les nouveaux dispositifs répressifs qui, sous le signe de TINA (« There Is No Alternative », « il n’y a pas d’alternative » au capitalisme déchaîné, dévastateur des corps, des puissances de pensées, des écosystèmes, de la planète) signent la mort des utopies hippies et tendent de mettre à quia les mouvements alternatifs, les luttes, les propositions d’autres formes de société. Comme je le mentionne ci-dessus, le nouage entre documentation et fiction est placé sous le signe de la liberté : à partir d’une fidélité à la matière historique, aux faits, aux données biographiques, politiques, je lance mon imaginaire qui a peut-être besoin, pour ne pas s’hyperboliser, de se resserrer sur un ancrage précis, de se donner un périmètre. Le choix de partir d’Edie Sedgwick, Marilyn, Unica Zürn, Janis Joplin… me permet aussi un jeu quasi-borgésien de masques, de mixer, au sens musical du terme, des pans de mes sensations, de mes obsessions, de mes fêlures...

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